Inventeur du Wall of Sound qui influença autant les Beatles que les Beach Boys, le mythique...
producteur américain Phil Spector est mort samedi 16 janvier à 81 ans en prison, où il purgeait une peine de dix-neuf ans pour le meurtre de l'actrice Lana Clarkson. Il laisse une empreinte sonore indélébile sur la pop music.
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Phil Spector, créateur du fameux wall of sound, un son caractéristique, épaissi par la réverbération et la démultiplication des voix et des cordes. Michael Ochs Archives/Getty Images |
Artisan du « mur de son », Phil Spector vivait entre quatre murs : ceux de la cellule où il purgeait une peine de dix-neuf années de réclusion pour le meurtre d’une actrice de série B et serveuse, Lana Clarkson, en 2003, dans sa demeure californienne. L’administration pénitentiaire a annoncé son décès de « causes naturelles », à 81 ans, samedi 16 janvier, et une photo de 2009 s’est immédiatement propagée sur les réseaux : le producteur au tribunal, son regard dément sous une perruque filasse. « Il n’y a point de génie sans un grain de folie », écrivait Aristote. Phil Spector était généreusement doté dans les deux domaines.
« Des démons intérieurs me tourmentent. Et je suis mon pire ennemi », déclara-t-il cinq semaines avant son arrestation, alors qu’il vivait reclus et ne s’exprimait presque plus depuis deux décennies, interrogé par le journaliste Mick Brown pour sa biographie Phil Spector, le mur de son (éd. Sonatine). Sa bipolarité se mesurait aux opinions contrastées qu’il suscitait. Mais le mystère réside moins dans ses troubles psychiques que dans sa sensibilité musicale, s’agissant d’un homme qui ne fut jamais épargné par la tragédie.
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New-York dans les années 1940 |
Né en 1939 dans une famille juive du Bronx new-yorkais, enfant malingre, asthmatique et allergique au soleil, il fut traumatisé à 9 ans par le suicide de son père. L’épitaphe, inscrite sur sa pierre tombale, inspira To Know Him Is to Love Him : cette chanson écrite par Phil Spector encore adolescent, pour son groupe The Teddy Bears, se hissa en tête des ventes de singles en 1958 (elle sera plus tard reprise par les Beatles et Dolly Parton, notamment). Désormais installé avec sa mère à Los Angeles, féru de jazz et de rhythm and blues, Phil Spector pratique divers instruments dont l’accordéon et le cor d’harmonie, et possède un solide jeu de guitare grâce aux leçons du jazzman Barney Kessel, un ami fidèle.
“On m’a toujours traité avec mépris.”
Son succès et sa fortune précoces l’ont conforté, mais il n’a jamais cessé de se présenter comme un marginal de l’industrie du disque, discriminé à la manière des musiciens afro-américains qu’il affectionnait : « J’étais juste un mec solitaire et on m’a toujours traité avec mépris. Ils [l’industrie] ne m’ont jamais considéré avec le même respect qu’ils accordaient à [Irving] Berlin ou [George] Gershwin... Mais ça ne fait qu’accroître la colère et la rage, et c’est ce qui vous pousse à faire toujours mieux, beaucoup mieux », confiait-il dans un documentaire de 2009 (The Agony and the Ecstasy of Phil Spector).
À force de faire mieux, Phil Spector est devenu le meilleur quand, plutôt que de faire carrière en pleine lumière, il a préféré l’ombre des studios. Comme songwriter ("Spanish Harlem", de Ben E. King), comme guitariste (le solo sur "On Broadway", de The Drifters) et comme producteur avec The Crystals, un groupe vocal féminin signé sur son label Philles Records : "He’s a Rebel" est le tube de l’été 1962, précédant le triomphe de "Da Doo Ron Ron" et "Then He Kissed Me" l’année suivante. Tous ont été enregistrés aux Gold Star Studios de Los Angeles, fameux pour leurs chambres d’écho, où Spector façonna un son caractéristique, épaissi par la réverbération et la démultiplication des voix et des cordes, qui fait merveille sur "Is This What I Get for Loving You ?", "I Wish I Never Saw the Sunshine" et "Be my Baby" des Ronettes, groupe vocal féminin dont il épousera la chanteuse, Ronnie.
Alors que la musique pop se contente souvent d’une guitare, une basse et une batterie, il invente sa métamorphose orchestrale wagnérienne (six guitares, trois pianos, des castagnettes, des maracas...) et précipite la bascule entre Elvis Presley et les Beatles ou les Beach Boys – un changement d’époque. Son wall of sound (mur de son) remplissait les juke-box et les autoradios de la jeunesse des sixties, saine et insouciante – tout ce que Spector, désigné par Tom Wolfe comme le « premier magnat des adolescents », en 1965, n’était pas.
Au fil de cette décennie bénie, le curieux personnage a produit un album de Noël imputrescible ("A Christmas Gift for You from Phil Spector", 1963) et une vingtaine de hits dont "Unchained Melody" et "You’ve Lost that Loving Feeling" des Righteous Brothers (1965), avant que l’échec commercial – mais réussite artistique – de l’album d’Ike & Tina Turner, "River Deep, Moutain High" (1966), stoppe sa trajectoire. Ses grandes années se résument finalement à ce court intervalle, conclu par sa collaboration avec les Beatles : alors que le groupe était au bord de la séparation, il fut recruté pour travailler des bandes enregistrées live en studio, en 1969. Le résultat, l’album "Let it Be" (1970), fut violemment critiqué par Paul McCartney qui en a publié sa propre version trente-trois ans plus tard, "Let it Be... Naked". À l’inverse, George Harrison et John Lennon maintinrent leur confiance en Spector sur leurs albums solo : le premier pour son triple "All things must pass" (1970), avec un sommet du « mur de son » qu’est le titre "Wah-Wah" ; le second pour "Plastic Ono Band" (1970), "Imagine" (1971) et "Some time in New York City" (1972).
Rattrapé par ses démons, Phil Spector est devenu un homme de moins en moins fréquentable mais un producteur encore prisé malgré ses coups de chaud légendaires en studio : après avoir tiré un coup de feu et s’être enfui avec les bandes, il fut éjecté des séances de Rock ’n’ Roll (1975), de John Lennon, qui était aussi saoul que lui (« La pire période de ma vie », a déclaré le chanteur) ; il a aussi menacé Leonard Cohen avec une arbalète pendant l’enregistrement de Death of a Ladies’ Man (1977), un album globalement renié par son auteur, et collé un flingue sur la poitrine de Dee Dee Ramone pendant celui de End of The Century (1980), des Ramones.
“Phil était incapable de vivre et de fonctionner en dehors du studio d’enregistrement.” Ronnie Spector, son ex-femme
Ce fut sa dernière production avant un retour poussif au début des années 2000, le temps d’une collaboration malheureusement avortée avec Céline Dion et de deux chansons sur "Silence is easy", du groupe anglais Starsailor. Affecté par la mort de son fils de 10 ans, qui succomba à une leucémie en 1993, Phil Spector avait définitivement perdu le contact avec la réalité. Son influence sur le son de Brian Wilson et des Beach Boys ("Pet Sounds"), ou même celui de Bruce Springsteen, restera inscrite à son crédit.
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Phil Spector avec sa femme Ronnie, qui finira par le quitter après avoir été séquestrée et victime de ses violences. Michael Ochs Archives/Getty Images |
Mais l’hiver de sa vie s’est résumé à une série de déshonneurs et un meurtre en conclusion. À l’annonce de la mort de son ancien mari, qui la séquestrait et la menaçait de mort (un cercueil plaqué or lui était promis au sous-sol de la maison), Ronnie Spector a publié sur Instagram : « Comme je l’ai dit plusieurs fois quand il était vivant, il fut un producteur brillant, mais un mari minable. Malheureusement, Phil était incapable de vivre et de fonctionner en dehors du studio d’enregistrement. L’obscurité s’est installée, de nombreuses vies ont été endommagées. Mais je continue de sourire à chaque fois que j’entends la musique que nous avons créée ensemble, et je le ferai toujours. La musique est éternelle. »
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[Source : Eric Delhaye in Télérama le 18.01.21]
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